Alstom est une grande entreprise issue d'une longue histoire cahotante, une succession d'acquisitions et d'absorptions, de quasi dépôts de bilan ; elle a fait partie de grands groupes, a été nationalisée puis privatisée et s'est enfin retrouvée seule en 1998. Aujourd'hui son métier est presque exclusivement centré sur la construction de grands biens d'équipement, sa culture est très fortement technique, c'est une maison d'ingénieurs.
A l'origine, en 1839, c'est un atelier de constructions de locomotives ouvert à Mulhouse par André Koechlin, devenue la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques. En 1928, cette société crée la société AlsThom associée à la Compagnie Française pour l'exploitation des procédés Thomson-Houston, fabricant de moteurs et générateurs électriques et filiale de l'américain General Electric.
En 1969, la Compagnie Générale d'Electricité (CGE) prend le contrôle d'Alsthom ; en 1976, Alsthom rachète les Chantiers de l'Atlantique qui seront vendus à Aker Yards en 2006 ; en 1989, Alsthom devient une filiale 50-50 de la CGE et du groupe anglais General Electric Company (GEC - aucun rapport avec le groupe américain) en fusionnant avec la division Power Systems de GEC et se renommant GEC-Alsthom. GEC-Alsthom est introduite en Bourse en 1998 par les deux maisons mères GEC et Alcatel-Alsthom (nouveau nom de CGE depuis 1991).
Une entreprise fragile qui devient indépendante,
des achats et des ventes d'activités à gogo
Lors de son introduction en Bourse en 1998, Alsthom qui change alors son nom en Alstom, est sous-capitalisée et donc fragile, d'autant plus que ses métiers de gros équipementier et de fournisseur d'installations industrielles lourdes, nécessitent des financements importants. En particulier, lorsque les clients signent de gros contrats, des clauses de parfait achèvement comprennent souvent des cautions que doit apporter le fournisseur protégeant le client au cas où le chantier ne peut être terminé.
Pourquoi Alstom était-elle sous-capitalisée ? La responsabilité en incombe d'abord aux dirigeants des sociétés mères qui l'ont mise en Bourse. Sans doute le groupe Alcatel-Alsthom était-il aussi sous capitalisé lorsqu'il a été privatisé en 1987 et ses dirigeants n'ont pas su redresser ses finances, ce qui explique l'accord avec General Electric Company (GEC).
De plus en 1999, face à un marché difficile, Alstom fusionne son activité de production d'énergie avec celle du groupe helvetico-suédois ABB. Afin de détenir la filiale à parité avec ABB, Alstom dont l'activité est plus petite, doit lui verser 9 milliards €. Afin de régler cette somme, Alstom vend à l'américain General Electric son unité de construction sous licence de turbines à gaz de grande puissance pour un montant de 5,5 milliards €. Alstom crée alors en la personne de GE, un nouveau concurrent européen dans les équipements de production d'énergie. En effet, GE n'avait jusque là dans ce domaine aucun site industriel en Europe qui de plus est un marché déprimé ! et en 2000, Alstom en rajoute une couche en rachetant les parts d'ABB ! Cela n'était décidément pas un cadeau car les turbines d'ABB souffraient de nombreux problèmes et ont conduit Alstom à provisionner des montants importants.
La liste des achats et des ventes effectuées par Alstom est interminable ; en outre des opérations ci-dessus nous avons :
1991 : achat de Cegelec
1998 : achat de De Dietrich Ferroviaire
2000 : achat de Fiat Ferroviaria (trains pendulaires)
2004 : vente de Cegelec
2004 : vente du secteur Transport et Distribution électrique à Areva
2005 : vente de Power Conversion devenu Converteam, à Barclays Private Equity et aux dirigeants
2005 : vente des turbines industrielles à Siemens
2006 : vente des Chantiers de l'Atlantique à Aker Yards
2007 : achat du fabricant espagnol d’éoliennes Ecotècnia (Alstom entre sur le marché des éoliennes)
2010 : rachat de la division Transmission à Areva
2010 : prise de participation dans Bright Source Energy (solaire thermique)
2011 : achat de 40 % de l’entreprise écossaise AWS OceanEnergy (transformation de l'énergie des vagues)
2012 : achat de 25% du capital du russe Transmashholding (matériel roulant)
2012 : rachat des tramways sur pneus de Translohr
2013 : achat de Tidal Generation Ltd à Rolls Royce (hydroliennes)
2014 : vente de l'unité Echange de Chaleur au fonds d'investissement allemand Triton
2014 : projet d'introduction partielle en Bourse du secteur Transports
On peut identifier deux catégories d'achats :
- renforcement des métiers traditionnels (transport et production d'énergie) ex. : De Dietrich, Fiat Ferroviaria, Transmashholding, Translohr
- création ou développement de nouvelles activités : Cegelec, Areva Transmission, Tidal Generation, AWS Ocean Energy, Ecotecnia, Bright Source Energy
Les ventes d'unité ou de filiale se font plutôt dans la panique, imposées pour des raisons financières, parce que le cash généré par le groupe est insuffisant, ce qui risque de conduire Alstom à s'endetter un peu plus et que le marché et/ou les banques ne suivent pas. C'est ce qui est en train de se produire en 2014, alors que des efforts louables et réussis ont été faits pour créer des activités de croissance.
Le redressement ?
Avec l'arrivée de Patrick Kron à la tête du groupe en 2002, un effort de remise en ordre considérable a été mené et un recentrage certain a été mis en place. D'abord, il a fallu sauver le groupe de la faillite en obtenant que Bruxelles autorise en 2004 une recapitalisation par l'Etat français à hauteur de 720 millions € (21,36 % du capital) dans le cadre d’une aide de 2,8 milliards € et sous condition de la vente de 10% des actifs du groupe et que l'Etat revende sa participation avant 4 ans. Ce qui est fait en 2006 avec l'achat des parts de l'Etat par Bouygues qui a par la suite augmenté sa participation à 29,4%..
Alstom poursuit alors une politique de cessions et, après 2006, d'acquisitions plus ciblées dans le domaine de l'énergie : renouvelables et réseaux intelligents ; ce qui conduit aujourd'hui le groupe à une concentration sur quatre métiers ou secteurs : transport sur rail (ferroviaire et tramways), production d'énergie électrique thermique, production d'énergie renouvelable (secteur créé en 2011) et réseaux électriques.
Comme de nombreux groupes de par le monde, Alstom effectue cette transition essentiellement via des petites acquisitions ciblées ; c'est ce qui semble la meilleure garantie de réussite pour l'acquisition de nouvelles technologies, d'une nouvelle offre et l'intégration dans les activités existantes et plus matures.
La stratégie de développement est clairement mondiale avec des implantations sur tous les grands marchés, des commandes venant maintenant en majorité des pays émergents.
Alstom a notamment largement investi en Chine dont les besoins et projets sont immenses :
- construction en 2013, de sa plus grosse usine d’équipements hydroélectriques et d'un centre R&D, à Tianjin près de Pékin pour satisfaire l’installation de 15 000 MW par an jusqu'à 2020 avec des groupes turbines-alternateurs de 1 000 MW,
- construction en 2011 du centre d'essais et de R&D d'Alstom Grid China, en support des 6 usines chinoises de la division
- co-entreprise avec Shanghai Electric dans les chaudières de centrales à charbon
Cette orientation apparait dans le chiffre d'affaires qui passe de 52% dans les pays autres que Europe de l'Ouest et Amérique du Nord à 55% en 2013.
Que se passe t'il en 2014 ?
Une succession de nouvelles perturbe le marché et fait que les investisseurs s'interrogent sur l'avenir d'Alstom.
La dépréciation de 1,4 milliards € opérée par Bouygues sur son investissement dans Alstom, les difficultés de Bouygues dans la téléphonie, l'annonce par Patrick Kron de perspectives médiocres sur les commandes et de nouvelles réductions d'effectifs, la mise en vente de l'unité Echange de Chaleur et le projet d'introduction partielle en Bourse du secteur Transports : tout cela jette le doute sur la futur d'Alstom.
De plus, depuis les sommets du cours de l'action autour de 170 € en 2008 et une sorte de krach pendant l'été 2008, les cours n'ont cessé de baisser de 75 jusqu'à 25 € aujourd'hui ; et maintenant les rumeurs de rachat par General Electric lancées par Bloomberg pour un montant de 13 milliards de $. Entre nous, ce montant n'est pas très sérieux car il valorise Alstom avec un PER (ratio prix sur bénéfice) de 11,7 (sur la base du bénéfice net de 2013 à 802 millions €).
Il semble aux dernières nouvelles que GE ne soit intéressé que par les activités liées à l'énergie. Cela se comprend, le transport ferroviaire, ce ne peut pas être la tasse de thé d'un groupe américain.
Voilà donc Alstom à nouveau dans la tourmente ! A l'évidence, le travail de recentrage et de redéploiement vers de nouvelles activités de croissance n'a pas encore porté ses fruits, notamment en matière de rentabilité et de progression des activités nouvelles. Il serait surement regretable qu'un groupe comme GE vienne en "voler" les fruits à bon compte. Quelles que soient les promesses, ce serait à nouveau un grand groupe industriel qui quitterait la France après Lafarge (qui va partir en Suisse en se mariant avec Holcim), Péchiney, etc...
On peut s'interroger sur les raisons qui rendent Alstom, un groupe de 20 milliards € (28 Md $) de chiffre d'affaires si intéressant pour GE et en risque de perdre son indépendance. Alstom a certainement une palette de métiers et de technologies dans le domaine de l'énergie et une présence mondiale. Elle a poursuivi une stratégie tous azimuts, de présence sur tous les segments, dont certains comme les centrales au charbon, très polluantes ou les éoliennes offshore, très couteuses, ne sont pas actuellement dynamiques (on peut être certain que GE ferait le ménage et éliminerait tout ce qui n'aurait pas l'heure de respecter ses critères de croissance et de rentabilité). Ce savoir-faire, ces technologies, cette présence, voilà ce qui fait la valeur d'Alstom, que le marché sous-estime. Il les sous-estime peut-être avec raison car ce catalogue complet conduit à un éparpillement et des positions de marché marginales avec une faible rentabilité. On peut reprocher à la direction d'Alstom, tout à son affaire de redéploiement, de n'avoir pas su véritablement mettre en place un portefeuille d'activités où elle serait n°1 ou 2 mondial (une stratégie constante pour un groupe comme General Electric), activités qui par ailleurs auraient clairement un potentiel de croissance. On notera enfin que la direction se repose beaucoup trop sur l'actionnariat de référence de Bouygues et devrait d'urgence mettre en place un actionnariat salarié plus significatif et favoriser l'actionnariat individuel comme l'Air Liquide sait si bien le faire.